
Nous vivons dans un monde saturé de chiffres. Tableaux de bord, algorithmes, indicateurs de performance... tout semble mesurable.
Et pourtant, les décisions les plus importantes, qu’elles soient personnelles ou stratégiques, commencent souvent là où les données s’arrêtent. C’est à ce moment qu’entre en jeu ce que nous appelons l’intuition, cette impression immédiate qui nous fait dire : je le sens bien.
Mais peut-on vraiment lui faire confiance ?
L’intuition n’est pas l’opposé de la raison. C’est une autre manière de penser.
Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002, a montré que notre cerveau fonctionne selon deux systèmes :
L’intuition relève du premier. Elle s’appuie sur des associations mentales construites au fil du temps.
Ce que nous appelons intuition n’est donc pas un pressentiment magique, mais la reconnaissance quasi instantanée de schémas familiers.
Notre cerveau compare inconsciemment la situation présente à un stock d’expériences passées et en tire une impression.
C’est ce qui la rend puissante dans des contextes connus, où les régularités se répètent. Mais aussi trompeuse quand l’environnement change.
Notre difficulté n’est pas d’avoir de l’intuition, mais de savoir jusqu’où lui faire confiance.
Nous surestimons souvent la fiabilité de nos jugements, persuadés que notre expérience suffit à garantir la justesse.
C’est le biais d'excès de confiance : un phénomène qui fait croître notre assurance plus vite que notre précision.
En entreprise, il pousse à utiliser l’intuition comme un outil de validation : on la suit quand elle confirme ce qu’on veut croire, on l’écarte quand elle dérange.
Le paradoxe, c’est que plus on accumule d’expérience, plus ce biais s’ancre.
La question n’est donc pas faut-il écouter son instinct, mais dans quelles conditions il mérite d’être écouté.
Kahneman distingue les environnements où l’intuition peut se développer utilement de ceux où elle est hasardeuse.
Selon lui, trois éléments doivent être réunis :
Le professeur Olivier Sibony résume ces conditions sous le cadre REF (Régulier, Expérience, Feedback).
C’est ce qui explique pourquoi un chirurgien, un sportif ou un pompier expérimenté développe une intuition fiable, forgée par la répétition et la correction immédiate.
Mais dans des décisions stratégiques, complexes ou changeantes, où les repères bougent et le feedback se fait attendre, l’instinct devient beaucoup moins sûr.
Ironie de notre époque : plus nous accumulons de données, plus nous finissons par douter.
La surabondance d’informations peut brouiller la lecture et ralentir la décision.
Face à la complexité, l’intuition reste parfois le seul levier qui pousse à agir quand les chiffres n’offrent plus de clarté.
Lorsque les données et le ressenti ne racontent pas la même histoire, le bon réflexe est de s’arrêter un instant.
Demandez-vous :
Identifier l’émotion derrière l’intuition permet déjà de la remettre à sa juste place : une information parmi d’autres, pas une certitude.
Références :
Daniel Kahneman — Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée
Amos Tversky et Daniel Kahneman — Judgment under Uncertainty : Heuristics and Biaises
Gary Klein — Sources of Power: How People Make Decisions (1999)
Olivier Sibony — Vous allez commettre une terrible erreur ! (2020)